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Pour Yvan Cournoyer, la Guerre froide ne s'est pas terminée avec la chute de l'Union soviétique. Elle s'est terminée… dans une piscine.

Il faut revenir au début des années 1990, deux décennies après l'historique Série du siècle de 1972, pour comprendre. Le gardien russe Vladislav Tretiak a atterri à l'aéroport de Mirabel, au nord de Montréal, afin de rejoindre Cournoyer, puisque les deux devaient par la suite s'envoler ensemble vers Toronto afin de participer à une séance d'autographes.
« J'ai récupéré Vladislav à l'aéroport tôt dans l'après-midi, et on devait décoller de Dorval (l'aéroport pour vols continentaux de Montréal) à environ 18 heures, s'est souvenu Cournoyer. Nous avions cinq heures à écouler, alors je lui ai suggéré de venir chez moi pour se baigner.
« J'avais un maillot supplémentaire qui lui allait, et il était rouge! Il l'a enfilé et nous avons sauté à l'eau. Puis je n'ai pas bougé pendant une minute et je le regardais. Je n'en revenais pas. Il y avait un Russe qui nageait dans ma piscine. »

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En 1972, Tretiak avait affronté Cournoyer et une équipe formée des meilleurs joueurs canadiens de la LNH dans l'historique série de huit matchs qui avait été disputée au Canada et à Moscou. Une série fortement politisée, qui mettait aux prises deux idéologies du hockey, mais aussi deux systèmes politiques.
Le Canada a finalement remporté le duel grâce à une fiche de 4-3-1, dont trois victoires ont été signées sur la glace soviétique.
Cournoyer a remporté la Coupe Stanley à 10 reprises au cours de sa carrière, à égalité au deuxième rang de l'histoire de la LNH derrière Henri Richard, qui a soulevé le précieux trophée 11 fois. Il venait d'ailleurs de gagner la Coupe en 1971, mais c'était très loin dans son esprit lorsqu'il a enfilé les patins pour Équipe Canada en 1972.
Dans une entrevue donnée en 2002, lors de laquelle il s'est souvenu de l'anecdote de Tretiak dans sa piscine, Cournoyer est revenu sur l'intensité de la série qui fête ses 50 ans ce mois-ci.
« C'était une guerre difficile et vicieuse, a-t-il souligné. C'était maintenant ou jamais. Nous n'avions pas de deuxième chance. C'était leur régime contre le nôtre. Nous avons fait l'histoire, en Russie et ici. Nous avons changé le hockey. Le jeu, les systèmes, la politique, tout a changé. Personne ne pourra changer ce que la série de 1972 a représenté.
« J'ai aimé gagner la Coupe Stanley à plusieurs reprises parce que c'est ce dont tu rêvais quand tu étais enfant. Si je n'avais pas gagné la Coupe, j'aurais trouvé ça difficile. Mais ma vie aurait été misérable si j'avais perdu en 1972. »
Devenu un ambassadeur des Canadiens de Montréal, le « Roadrunner », comme il était surnommé, a marqué trois buts dans la Série du siècle, terminant au troisième rang de l'équipe derrière les sept de Paul Henderson et de Phil Esposito. Il a aussi écopé de deux minutes de pénalité, le plus faible total parmi tous les joueurs ayant disputé les huit rencontres de la série.
« Avant le match no 1, juste avant de nous diriger vers le Forum de Montréal, j'ai dit à Frank que j'étais inquiet parce que je ne connaissais pas les Russes », a-t-il dit en faisant référence à son coéquipier chez le CH, Frank Mahovlich. « Je lui ai dit : ''Je n'ai jamais joué contre eux. Je ne sais pas comment les affronter. Je m'en vais à la guerre et je ne connais pas mon ennemi.''
« Tout ce que nous savions, c'est que les Russes portaient de mauvais patins et des casques affreux et jouaient avec des bâtons affreux. Mais ils étaient de bons joueurs de hockey. C'était une bonne équipe, il n'y a pas de doute. Ils étaient en forme, ce qui n'était pas notre cas. On sait ce qui s'est produit ce soir-là. »

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Même s'ils ont rapidement accusé un retard de 2-0, les Russes ont humilié l'équipe hôtesse 7-3 grâce à leur coup de patin, leur conditionnement physique supérieur, leurs passes précises et leurs lancers opportunistes.
Le Canada a répliqué lors du deuxième match, avec une victoire de 4-1 lors de laquelle Cournoyer a marqué le but gagnant.
Puis, à Moscou, le 24 septembre, il a créé l'égalité en troisième période lors du match no 6, alors que le Canada avait le dos au mur et perdait la série 1-3-1. Henderson a inscrit le but gagnant 15 secondes plus tard dans une victoire de 4-3.
Finalement, lors du dernier match de la confrontation, Cournoyer a créé l'égalité 5-5 à 12:56 de la troisième période, mettant la table pour l'historique but vainqueur de Paul Henderson avec 34 secondes à faire au match.
Cournoyer est parfaitement à l'aise avec le fait que la photo qu'on lui a le plus souvent demandé d'autographier est celle où on le voit de dos alors qu'il prend Henderson dans ses bras quelques instants après ce fameux but. Derrière, on voit Tretiak, couché sur la glace, battu.
« Paul a déjà dit que lorsqu'il m'a sauté dans les bras, il avait eu peur de me briser le dos, a raconté l'attaquant québécois. Je lui ai dit de ne pas s'en faire, qu'il n'était pas aussi lourd que la Coupe Stanley. J'aurais pu soulever deux fois le poids de Paul. Tout ce que je répétais, c'est : "On a réussi! On a réussi!". »
Dans le vestiaire, l'émotion ressentie par la plupart des joueurs canadiens n'était pas vraiment la joie.
« Nous étions surtout soulagés. Nous étions épuisés. Nous devions gagner. Ça ne pouvait être autrement. Le souvenir de cette série ne serait pas le même aujourd'hui au Canada si nous avions perdu.
« Nous devions remporter les trois dernières parties, et nous les avons jouées comme si c'étaient des matchs de la finale de la Coupe Stanley - présence par présence, période par période, match par match. Nous n'avons jamais regardé trop loin. Nous nous sommes concentrés sur les matchs no 6, 7 et 8. À ce moment, c'était devenu comme une série pour la Coupe Stanley. Quand tu affrontes la même équipe encore et encore, tu comprends son style et tu t'ajustes un peu. »
Le dernier affrontement de la série était disputé à 13 h (HE), et pendant un instant, tout le Canada s'est arrêté afin de retenir son souffle.
« Les gens me racontent où ils étaient lors du match no 8, a indiqué Cournoyer. Ils avaient arrêté de travailler ou ils regardaient la rencontre sur une télévision dans une salle de classe. C'était un moment qui n'arrive qu'une fois dans une vie. Les partisans des Canadiens se souviennent de moi surtout pour mes conquêtes de la Coupe Stanley, mais lorsque je suis en voyage, c'est l'égalité entre la Série du siècle et Montréal. »
En 2002, Cournoyer et son épouse, Evelyn, ont été les seuls Canadiens invités aux célébrations du 30e anniversaire de la Série, qui se déroulaient à Moscou. Presque toute l'équipe soviétique y était.
Ce qui était une rivalité motivée par la Guerre froide s'est depuis réchauffé, et les Russes ont pratiquement adopté Cournoyer. Sur la scène, il a fait des blagues, soulignant que les Russes l'aiment parce que son prénom est « Ivan ». Le clou de la soirée a été lorsque le maire de Moscou s'est avancé afin de lui remettre un chandail de l'URSS autographié par les joueurs de l'équipe, mais sur lequel on retrouvait le nom de Cournoyer dans le dos.

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Un demi-siècle plus tard, le Roadrunner de 78 ans chérit les moments qu'il a vécus grâce à cette série, que ce soit huit matchs âprement disputés, un Russe qui se baigne dans sa piscine, mais surtout, des amitiés qui auraient été impossibles à l'époque.
« Chaque fois que nous nous rencontrons, nous n'avons même pas besoin de parler, a dit Cournoyer au sujet de ses coéquipiers. Nous nous regardons, et sans dire un mot, nous savons que ce que nous avons réussi à faire était incroyable.
« Quand nous avons gagné, nous n'avions pas réalisé ce que ça représentait pour les gens au pays. Nous ne nous en doutions pas. Mais quand nous sommes revenus à la maison, nous avons réalisé que c'était vraiment gros. J'ai souvent réfléchi à quel point ça devait être fou au pays. J'aurais aimé être là pour voir tout ce qui se passait à ce moment.
« Mais croyez-moi, j'ai préféré être en Russie! »