Moscow Game 8

Pour Ken Dryden, la Série du siècle, ce duel de huit parties entre le Canada et l'Union soviétique, surpasse en importance tout autre événement de l'histoire du hockey.

« Cette série est clairement et sans aucun doute le moment le plus important de l'histoire du hockey. Pas seulement de l'histoire du hockey au Canada, mais de toute l'histoire du hockey », a déclaré jeudi au LNH.com le gardien membre du Temple de la renommée à la veille du 50e anniversaire du premier duel de cette série, une victoire écrasante et surprenante de 7-3 des Soviétiques au Forum de Montréal le 2 septembre 1972.
« Jusque-là, le hockey était sans équivoque un sport canadien, a souligné Dryden. Nous étions à l'origine du hockey, nous l'avions développé, nous étions les meilleurs au monde à ce sport. Notre façon d'y jouer était la seule façon.
« D'autres le pratiquaient différemment, mais c'était leur faute. Être différent, c'était intéressant, mais c'était aussi inférieur, alors qui s'en préoccupait? Dans cette série, l'équipe soviétique a prouvé qu'il existait une autre façon de jouer, et une autre manière de se préparer à jouer. »

Moscow Brodeur Henderson

Les Soviétiques avaient vaincu une équipe canadienne formée de joueurs amateurs par la marque de 5-0 aux Jeux olympiques de Grenoble en 1968, en route vers une médaille d'or, alors que le Canada devait se contenter du bronze. Cette victoire a poussé l'entraîneur soviétique Anatoli Tarasov à déclarer que son équipe pouvait battre les meilleurs joueurs de la LNH. Hockey Canada a accepté de relever ce défi, et une négociation entre les Soviétiques et le président de l'Association des joueurs de la LNH et agent de joueurs Alan Eagleson allait mener à une série de huit rencontres disputées en septembre 1972.
Le Canada allait rebondir de l'humiliation subie dans le premier match en l'emportant 4-1 dans le deuxième duel à Toronto deux soirs plus tard. Les deux équipes allaient ensuite se livrer un verdict nul de 4-4 dans le match no 3 à Winnipeg le 6 septembre, et les Soviétiques allaient s'imposer 5-3 dans la quatrième et dernière partie à être présenté en sol canadien, à Vancouver, le 8 septembre.
À la suite de la défaite lors du match no 4, et le fait qu'une bonne partie des Canadiens étaient frustrés par les performances de l'équipe, Phil Esposito a décidé de se vider le cœur lors d'une entrevue télévisée après la rencontre.
« Aux gens à travers le Canada, je veux dire que nous avons essayé, nous avons offert notre meilleur, avait-il dit. Et pour les gens qui nous huent, je veux dire… tous les joueurs sont vraiment dépités, désillusionnés et déçus par l'attitude de certaines personnes. Si les Russes huent leurs propres joueurs, je vais revenir ici et m'excuser à chaque Canadien, mais ça m'étonnerait qu'ils le fassent. »
Esposito a poursuivi en disant que l'équipe était formée de joueurs qui jouent pour leur pays, pas pour l'argent. Et c'est à ce moment que le pays a réalisé que ces hockeyeurs étaient là pour les bonnes raisons et que la victoire était importante pour eux.

Moscow Esposito argues

De retour à domicile à Moscou, l'équipe hôte a remporté le cinquième match 5-4 le 22 septembre, et la table était mise afin que le Canada, acculé au pied du mur, complète une spectaculaire remontée en signant des gains de 3-2, 4-3 et 6-5 entre le 24 et le 28 septembre afin de remporter la série 4-3-1. Paul Henderson a marqué le but gagnant dans chacune de ces trois victoires, ce qui l'a élevé au rang de héros national.
« C'est l'expérience la plus enivrante et la plus significative que j'ai vécue dans le monde du hockey », a souligné Dryden, auteur du nouveau livre : La série du siècle : telle que je l'ai vécue.
« Si tu demandes à chaque joueur d'Équipe Canada, je pense qu'ils vont te dire la même chose.
« Et ce qui est bizarre, mais aussi très intéressant et révélateur, c'est que si tu demandes aux joueurs soviétiques, ils vont presque tous te dire la même chose. Ils ont gagné une tonne de championnats du monde et de médailles olympiques, mais ils n'ont pas gagné cette série. »

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Dans l'uniforme des Canadiens de Montréal, Dryden a été le gardien le plus dominant de la LNH dans les années 1970. Il a gagné la Coupe Stanley six fois et le trophée Vézina à cinq occasions. Il a aussi remporté le trophée Calder, remis à la recrue de l'année, lors de la saison suivant sa conquête du trophée Conn-Smythe à titre de joueur le plus utile en séries éliminatoires.
Dryden a fait son entrée au Temple de la renommée en 1982, en plus d'être élu parmi les 100 meilleurs joueurs de l'histoire de la LNH en 2017.
Mais toutes ces grandes réalisations arrivent au second rang derrière l'expérience vécue avec Équipe Canada lors de la Série du siècle.
Cinquante ans plus tard, ces huit matchs demeurent un moment mémorable de l'histoire du hockey - en raison du style de jeu grandement différent, des tensions politiques de la Guerre froide à l'époque, mais aussi parce que ce duel a été tout sauf une promenade du dimanche comme on croyait que ce le serait pour le Canada.
Au fil des années, plusieurs autres affrontements ont eu lieu - des championnats du monde, des Jeux olympiques, des Coupes Canada, des Coupes du monde ainsi que des matchs uniques entre des équipes de la LNH et de l'ex-URSS. Mais aucun duel n'a eu autant d'importance que la Série du siècle. Aucun n'a placé face à face des idéologies politiques aussi différentes. Aucun n'a redéfini la discipline dans sa manière d'être pratiquée.

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« Le jeu des Soviétiques a ouvert les esprits », a expliqué Dryden, qui est maintenant âgé de 75 ans. « Ç'a pris du temps avant que ces esprits soient complètement ouverts, mais après cette série, les gens se sont mis à penser à l'entraînement d'une manière bien différente, dont l'importance de l'entraînement hors glace. Et lors des pratiques sur la glace, il faut que la passe soit faite afin de suivre le système que tu as adopté. À partir du moment où il y a une deuxième façon de jouer, il peut y en avoir cinq, dix autres!
« Les joueurs se sont mis à imaginer les choses différemment, dans la manière de les concevoir, de les pratiquer et de les réaliser. Les entraîneurs ont fait de même. C'est le legs de cette série. »
Tout avait commencé par le premier match, lors duquel le Canada s'est fait démolir par une équipe russe relativement inconnue, de laquelle on riait parce que l'équipement des joueurs était dépareillé.
Pourtant, ce match s'était amorcé comme on s'y attendait, alors que les hôtes ont pris une avance de 1-0 dès la 30e seconde grâce à un but d'Esposito, puis de 2-0 à 6:32 sur un filet d'Henderson.

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Mais le conditionnement physique supérieur des Russes est rapidement devenu une évidence; ils ont déjoué Dryden deux fois avant la fin de la première période, dont une fois en infériorité numérique, puis ont marqué deux autres buts en deuxième. Un but de Bobby Clarke à 8:22 de la troisième période contre le gardien Vladislav Tretiak a offert une lueur d'espoir au Canada, mais les Russes ont répliqué avec trois buts dans un intervalle de 5:05 pour rendre l'embarras total.
Le défenseur Pat Stapleton, membre d'Équipe Canada, a inlassablement fait la promotion de la série, de son importance historique et de son héritage - dans les écoles, auprès des passants dans la rue et un peu partout - jusqu'à sa mort en 2020.
En 2016, assis au Forum de Montréal, l'amphithéâtre de hockey démantelé 20 ans plus tôt avec la rénovation du bâtiment à la suite du déménagement des Canadiens au Centre Bell, Stapleton repensait à 1972 et s'est souvenu de ce choc du match no 1.
« Nous étions dans l'autobus après le match, j'étais assis près de la fenêtre et Ken, qui était assis à côté de moi, m'a demandé : "Que s'est-il passé?", a raconté Stapleton. Et je me souviens de lui avoir répondu, ''Je pense que nous avons perdu notre sang-froid''. »
Sans mot, en route vers l'aéroport pour leur vol vers Toronto en vue du match no 2, Stapleton et Dryden ne se doutaient pas que le Canada en entier était en dépression nerveuse.

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« C'est le match que nous voulons oublier, a dit le défenseur Serge Savard avec un petit sourire en coin. Le match duquel nous ne voulons pas parler. »
Si cette série a fait d'Henderson un héros national pour ses buts gagnants dans les matchs 6, 7 et 8, le résultat est le fruit de bien plus que les faits d'armes d'un seul homme. Il était question de deux équipes prêtes à tout, puis de la victoire du Canada grâce au but dramatique d'Henderson avec 34 secondes à jouer dans le match no 8, le 28 septembre 1972.
Seize des 22 millions de Canadiens ont regardé le dernier match, alors que les reportages télévisuels avaient commencé à 12 h 30 (HE). Entre 9 h 30 sur la côte ouest et 14 h en Nouvelle-Écosse, la grande majorité des Canadiens étaient rassemblés près de leurs téléviseurs, au travail ou à l'école, et le pays en entier retenait son souffle.
Plus d'une douzaine de livres ont été publiés à propos de la Série du siècle, en anglais, en français et en russe. Des thèses savantes ont été rédigées et des documentaires ont été produits; le dernier étant un film intitulé Summit 72, qui sera présenté à CBC au Canada le 14 septembre, en segments d'une heure pendant quatre mercredis consécutifs.
Le nouveau livre de Dryden, un enseignant, conférencier et auteur gagnant de prix, est l'un des rares publiés pour le 50e anniversaire. On pourra en apprendre sur sa vision personnelle de la série au moment où elle était présentée.
Savard, qui complétait le fameux Big Three des Canadiens devant Dryden avec Larry Robinson et Guy Lapointe dans les années 1970, voit la Série du siècle comme étant bien plus que 480 minutes de hockey.

Moscow Game 8 handshake

« C'est devenu une série politique, et ce n'était pas notre faute. Ce n'est pas ce que nous voulions, a relaté Savard en parlant des joueurs. Les Russes menaient la série quand nous nous sommes rendus là-bas, et ceux-ci voulaient montrer au monde entier que leur façon de faire était la bonne, que leur façon de s'entraîner était la meilleure, qu'ils comptaient sur les meilleurs athlètes au monde.
« Tout d'un coup, nous nous sommes réveillés et nous nous sommes dit : "Hey, nous avons inventé ce sport, pas vous". Pourtant, (le dirigeant soviétique Léonid) Brejnev était assis derrière le filet dans un coin. C'était politique et nous étions pris au milieu de tout ça. »
Les réalités politiques actuelles ont entravé les plans de réunion internationale, aucun membre de l'équipe de l'ex-URSS ne sera présent pour marquer le demi-siècle avec les joueurs d'Équipe Canada. Mais Dryden s'attend à ce qu'eux aussi se souviennent de cette série pendant très longtemps.
« Au bout du compte, les impacts ressentis des deux côtés l'auront été en raison de l'intensité et de la difficulté (de la série). En fin de compte, ni un ni l'autre n'a obtenu ce qu'il voulait, mais nous avons tous les deux obtenu ce dont nous avions besoin.
« Nous voulions gagner la série en signant huit victoires de suite avec de hauts pointages. Nous devions gagner la série. Ils voulaient gagner la série. Ils devaient montrer qu'ils pouvaient jouer, à leur façon, d'une façon différente, au plus haut niveau. Ils ont réussi à faire cela, et nous avons obtenu ce dont nous avions besoin. Je pense qu'ils sont très fiers d'eux pour avoir été en mesure de faire cela et je pense que nous sommes fiers de nous puisque nous avons accompli ce que nous devions accomplir. »